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Article de revue

La transmission épigénétique des traumatismes

Pages 6 à 12

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet l’ouvrage de J.-J Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gène, Paris, Le Seuil, 2000 (ndlr).
  • [2]
    https://www.inserm.fr/dossier/epigenetique/
  • [3]
    http://www.ibens.ens.fr/spip.php?rubrique37
  • [4]
    https://www-sciencedirect-com.acces.bibl.ulaval.ca/science/article/abs/pii/S0006322310005767
  • [5]
    sos Villages d’enfants international (sos Kinderdorf International) est une association humanitaire internationale apolitique et non confessionnelle, créée en Autriche en 1949 dans le but d’« offrir à des frères et sœurs orphelins un cadre de vie familial et l’assurance d’une relation affective et éducative durable avec une mère sos, jusqu’à leur autonomie. » sos Villages d’Enfants a été créée en France en 1956, dans le Nord. https://www.sosve.org/
  • [6]
    La polymerase chain reaction, ou amplification en chaîne par polymérase, est une méthode de biologie moléculaire d’amplification génique in vitro.
  • [7]
    M. Brasilier, Le jour, la nuit, l’inceste, Paris, L’Harmattan, 2019.

De la souris à l’humain, les travaux d’Isabelle Mansuy sont en train de révolutionner la compréhension que l’on avait de la transmission des effets des traumatismes entre les générations. Avec cet entretien passionnant, nous partageons à la fois un aperçu de la science en action, mais aussi un témoignage de la rencontre possible entre la biologie moléculaire et les sciences humaines.

1 Épigénétique. Ce mot n’est peut-être pas familier en dehors du cercle des spécialistes de la biologie et pourtant, depuis quelques années, il est à l’origine d’un changement de paradigme dans les sciences du vivant [1] : il a révolutionné et changé la vision que le monde de la science avait des fonctions biologiques, tout particulièrement de l’hérédité, ainsi que du déclenchement et de la transmission de certaines maladies [2]. Voici maintenant ce terme qui arrive dans le périmètre des sciences humaines et propose une compréhension nouvelle d’un phénomène déjà bien étudié par la psychologie et la psychanalyse : la transmission transgénérationelle des traumatismes.

2 Pour Vincent Colot [3], chercheur à l’institut de biologie de l’École normale supérieure, l’épigénétique est « l’étude des changements d’activité des gènes – donc des changements de caractères – qui sont transmis au fil des divisions cellulaires ou des générations, sans faire appel à des mutations de l’adn ». Cela signifie donc que les gènes, que l’on croyait supports uniques de l’hérédité, ne sont pas seuls en cause dans la transmission de certaines caractéristiques, sensibilités, maladies ou comportements liés à des traumatismes subis par ses parents, grands-parents et même arrière-grands-parents !

3 Isabelle Mansuy, qui a bien voulu répondre à nos questions pour Les Cahiers dynamiques, travaille, avec son équipe, sur ce sujet depuis déjà quelques années [4]. En exposant des souriceaux à un traumatisme – ils sont séparés de leur mère de façon imprévisible plusieurs heures par jour et leur mère est elle-même soumise à des stress imprévisibles pendant la séparation – on observe des changements de comportements et l’apparition de dysfonctionnements métaboliques. Plus étonnant, ces symptômes se transmettent à leur descendance et sont associés à des modifications durables de certaines molécules présentes dans la cellule, comme les arns. Certaines de ces modifications affectent les cellules reproductrices et expliquent en partie la transmission des symptômes aux générations futures.

4 Si l’on tient là une explication à la transmission inter – (de parent exposé aux petits directs) ou trans-générationelle (de parent exposé aux petits sur plusieurs générations) des traumatismes chez la souris, est-il si facile d’extrapoler ce mécanisme chez l’humain ? Et la réponse est en partie oui ! Car, en réalisant cet entretien, nous avons pu assister, quasiment en direct – puisque ces résultats sont en cours de publication – à l’avancée de ces travaux.

5 Les Cahiers dynamiques (LCD) : Comme nous venons de le rappeler, vos travaux concernent la transmission épigénétique des effets des traumatismes. Ils ont été menés chez l’animal et, bien évidemment, il serait intéressant pour nous de savoir comment ces recherches ont évolué et, surtout, si elles ont trouvé des prolongements chez l’humain.

6 Isabelle Mansuy (I.M.) : Je suis heureuse de répondre positivement à votre question. Nous avons donc bien prolongé ces recherches et trouvé des résultats assez remarquables qui permettent de penser que chez l’être humain, les traumas peuvent avoir des conséquences sur l’épigénome semblables à celles observées chez la souris ! Pour arriver à ces résultats, nous avons établi un groupe, une cohorte, d’enfants et d’hommes adultes au Pakistan qui ont été soumis à des traumatismes. Cela a été possible, car j’avais la chance d’avoir un étudiant en thèse, Ali Jawaid, lui-même pakistanais et qui était médecin également. Il a proposé d’aller à Lahore, sa ville natale, pour établir une collaboration avec le réseau de sos Villages d’enfants [5] afin de pouvoir sélectionner et suivre un groupe d’enfants des orphelinats locaux. Il y est allé plusieurs années de suite, pendant trois-quatre mois, et a réussi à construire une cohorte d’enfants dont le passé est assez proche du paradigme de traumatisme que l’on utilise chez nos souris. Ce paradigme est basé sur une séparation maternelle, avec beaucoup d’imprévisibilité, et un manque de soins et des stress imprévisibles sur la mère. Il a donc sélectionné des enfants qui ont perdu leur père et qui ont été placés à l’orphelinat par leur mère, qui ont été abandonnés en quelque sorte, même si certains enfants voient encore leur mère occasionnellement. La cohorte s’est élargie année après année et est aujourd’hui d’environ cent enfants, dont la moitié est constituée d’enfants « contrôles » non traumatisés fréquentant la même école que les orphelins, mais vivant avec leur famille.

7 Nous avons fait remplir des questionnaires à ces enfants pour évaluer leurs peurs, leur anxiété, leurs phobies, etc. et effectué des prélèvements de sang et de salive qui ont été envoyés à notre laboratoire à Zurich en Suisse. Nous avons alors fait des analyses exactement de la même manière que sur nos souris pour pouvoir faire la corrélation. Et les résultats ont montré qu’en effet ces enfants présentaient des troubles psychologiques : une plus grande anxiété, moins de confiance en eux, des peurs injustifiées, de la dépression également. Ils subissent vraiment les conséquences de leur histoire. Au niveau sanguin, tout comme chez les souris, nous avons constaté des altérations du métabolisme des lipides dans le sang et aussi dans la salive. Bien que différentes, les altérations affectent les mêmes voies métaboliques. De plus, nous avons aussi observé que d’autres facteurs comme les micro-arns, qui chez les souris traumatisées sont altérés dans le cerveau, les cellules germinales et le sang, sont également altérés chez les enfants orphelins.

8 Afin d’examiner si les cellules reproductrices peuvent être atteintes par les traumatismes chez l’homme, nous avons également construit, en parallèle, une cohorte d’hommes adultes. Pour ce faire, Ali Jawaid a mis en place une collaboration avec un laboratoire sur place, qui effectue des analyses de sperme, soit pour des dons, des problèmes de fertilité, des traitements médicaux ou différentes autres raisons. Il s’est alors, tous les jours pendant un mois, rendu à cet endroit afin de rencontrer les patients venant pour faire un don ou un prélèvement et il leur a demandé leur accord pour faire partie d’une étude de recherche avec notre laboratoire à Zurich. Ils ont dû, eux aussi, remplir un questionnaire simple sur la survenue de traumatismes avant l’âge de 17 ans et leur nombre, et confirmer qu’un échantillon de leur don pouvait être envoyé en Suisse. Nous avons procédé de la même façon qu’avec les échantillons des animaux ; en effectuant des analyses de pcr quantitatives [6] mesurant la quantité de certains micro-arns, en particulier ceux qui étaient altérés chez les souris mâles ayant subi un traumatisme. De façon assez étonnante, au moins quatre micro-arns avait un niveau diminué qui semblait être proportionnel au nombre de traumatismes. Pour certains hommes qui avaient vécu deux traumatismes ou plus avant l’âge de 17 ans, la diminution de ces micro-arns était plus marquée dans leur sperme.

9 LCD : Votre approche est donc plutôt révolutionnaire, notamment par cette extrapolation qui s’est faite rapidement entre vos travaux sur la souris et cette recherche sur l’humain. Qui a fait le questionnaire  ? Avez-vous travaillé en équipe pluridisciplinaire  ?

10 I.M. : Notre collègue, en tant que médecin ayant une formation de psychiatre, a choisi le questionnaire, qui préexistait. Par ailleurs, nous collaborons avec des chercheurs d’autres disciplines comme des psychiatres, cardiologues et sociologues. Nous avons par exemple une collaboration active avec un cardiologue qui a analysé les fonctions cardiaques de nos souris et démontré des altérations sévères importantes transmises jusqu’à la troisième génération. Nous collaborons également avec une collègue sociologue en Allemagne, Ruth Müller, qui travaille sur le concept d’héritabilité épigénétique et de sa perception dans la société, comment cela peut influencer le mode de pensée des gens de façon positive ou négative. Une de ses étudiantes est venue dans notre laboratoire pour observer notre recherche, nos échanges et notre travail d’expérimentaliste pendant quelques semaines.

11 Le lien avec la psychiatrie, bien qu’évident, est plus difficile à établir dans la pratique. J’ai été en relation avec un psychiatre qui travaille sur le transgénérationnel à Strasbourg et qui a été formé en Allemagne. J’ai assisté à une de ses séances et c’était particulièrement intéressant. Les personnes présentes ce jour-là devaient incarner, au sens physique et théâtral du terme, une personne de la constellation familiale désignée par la patiente. Et c’était vraiment étonnant d’observer comment le thérapeute a réussi – après un travail de préparation de plusieurs mois avec la patiente – à reproduire des situations difficiles, intriquées de secrets de famille, de décès, de tas de choses en une séance, et avec des gens extérieurs incarnés – moi-même j’ai dû incarner le fils de cette femme, ce qui était vraiment particulier – à « débloquer » la patiente en quelque sorte en peu de temps. C’est une technique puissante avec des bénéfices thérapeutiques certains.

12 LCD : Et ce qui est intéressant, c’est que vos travaux donnent une indication sur ce que pourraient être les mécanismes épi--génétiques qui font que cette transmission existe dans les faits.

13 I.M. : Exactement, et c’est une transmission biologique. Je suis convaincue qu’il y a des choses qui peuvent se transmettre ainsi et le concept est vraiment très simple : tout se passe au niveau des cellules de la reproduction, les cellules germinales, spermatozoïdes et ovules. Chez un petit garçon, à un moment où les testicules ne sont pas encore totalement formés, les cellules reproductrices en développement sont vulnérables, car elles ne sont pas protégées par la barrière cellulaire entre ces cellules et les vaisseaux sanguins qui ne se forment que tardivement pendant l’adolescence. Et donc, à ce moment-là, les cellules germinales, sont plus sensibles à un excès d’hormones de stress, ou à des signaux moléculaires biologiques de stress, de traumatisme qui peuvent affecter ces cellules et éventuellement avoir des répercussions sur la progéniture. Cela constitue le concept : si les facteurs épi--génétiques ou l’arn de ces cellules sont altérés, les altérations peuvent être transférées à l’embryon lors de la fécondation et ainsi l’affecter plus tard dans la vie.

14 LCD : Cela veut-il dire que, contrairement à ce que l’on affirmait il y a quelques décennies, un trauma qui se produit très tôt chez l’enfant est d’autant plus dommageable ?

15 I.M. : Pour les enfants qui sont soumis à des stress ou à des traumatismes extrêmes, et qui ne s’en souviennent pas ou n’en ont pas conscience, les événements ne sont pas forcément effacés, mais ne sont pas non plus conscients. Freud et Dolto ont écrit sur ce sujet, bien sûr, et il existe des cas exemplaires, comme par exemple celui de Mathilde Brasilier [7]. C’est la fille d’un architecte célèbre qui faisait partie de -l’intelligentsia parisienne et du monde politique, un architecte avec beaucoup de succès… mais qui a abusé ses enfants pendant des années, dès leur plus jeune âge. La petite fille devait avoir quatre ans, son frère avait six ou sept ans. C’était affreux, parce que leur père mettait en scène les choses, c’était horrible. Adulte, elle n’a jamais vraiment compris pourquoi sa vie était obscure – son frère allait aussi très mal, il a fini par se suicider. Elle allait plus ou moins bien, jusqu’à ce qu’à l’âge de 40 ou 50 ans, elle commence à se sentir déprimée et qu’elle consulte. Au cours d’une de ses séances de consultation, tout lui est revenu en bloc. Elle raconte cela dans un livre et son récit montre comment sans en avoir conscience, son cerveau a en quelque sorte occulté ces expériences affreuses. Son frère, qui était plus âgé au moment des abus, avait probablement pleine conscience de ce qu’il était en train de subir et ne l’a jamais supporté. Je trouve que c’est un exemple vraiment fort.

16 LCD : De votre point de vue, quelles sont les perspectives de vos travaux et y aurait-il des pistes d’application dans l’éducation, dans la prise en charge des personnes ?

17 I.M. : Il y a de nombreuses perspectives. Je suis biologiste moléculaire et je m’intéresse essentiellement aux mécanismes fondamentaux. Mes propres perspectives de recherches sont de parvenir à décortiquer les mécanismes mis en jeu dans l’hérédité épigénétique. Par exemple, le fait que les cellules germinales souches soient probablement affectées, ce qui n’a pas encore été démontré et dont les mécanismes sont inconnus. Nous avons déjà commencé à extraire des cellules souches et pour les prochaines années, nous allons tenter de comprendre comment ces changements des facteurs épigénétiques peuvent survenir. Je pense que cela va nous occuper encore quelques années.

18 Ensuite, au niveau des applications possibles, il est plus difficile de répondre concrètement à cette question, car il s’agit de recherche fondamentale dont les retombées sur les pratiques médicales prennent toujours beaucoup de temps. Les retombées immédiates que j’essaie de promouvoir cependant sont la communication et l’information du corps médical, des soignants et éducateurs, du public, du système éducatif. Cela pour faire en sorte que le concept soit connu et compris. C’est un domaine qui est naissant, qui commence à s’établir, nous sommes dans un changement de paradigme sur ce sujet. Il va donc y avoir de nombreuses autres chercheuses et chercheurs qui prendront le relais et feront progresser les connaissances et leurs applications.

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet l’ouvrage de J.-J Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gène, Paris, Le Seuil, 2000 (ndlr).
  • [2]
    https://www.inserm.fr/dossier/epigenetique/
  • [3]
    http://www.ibens.ens.fr/spip.php?rubrique37
  • [4]
    https://www-sciencedirect-com.acces.bibl.ulaval.ca/science/article/abs/pii/S0006322310005767
  • [5]
    sos Villages d’enfants international (sos Kinderdorf International) est une association humanitaire internationale apolitique et non confessionnelle, créée en Autriche en 1949 dans le but d’« offrir à des frères et sœurs orphelins un cadre de vie familial et l’assurance d’une relation affective et éducative durable avec une mère sos, jusqu’à leur autonomie. » sos Villages d’Enfants a été créée en France en 1956, dans le Nord. https://www.sosve.org/
  • [6]
    La polymerase chain reaction, ou amplification en chaîne par polymérase, est une méthode de biologie moléculaire d’amplification génique in vitro.
  • [7]
    M. Brasilier, Le jour, la nuit, l’inceste, Paris, L’Harmattan, 2019.

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