Notes
-
[1]
N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 196.
-
[2]
Ibid., p. 196.
-
[3]
Ibid., p. 194 (le passage de « j’aime Le Führer en folie » à « Le Führer en folie est un beau film » est décrit comme le passage d’un « compte rendu subjectif d’amusement » à « la question de l’évaluation objective »).
-
[4]
N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 194.
-
[5]
Ibid., p. 195.
-
[6]
Ibid., p. 195.
-
[7]
Voir p. ex. F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 11, ou fragment posthume, 1884, 26 [461]. Sur tout ce qui suit, voir notre Nietzsche héritier de Kant, Paris, Ellipses, 2015.
-
[8]
F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 19 (voir aussi le texte préparatoire : fragment posthume, 1885, 38 [8]).
-
[9]
F. Nietzsche, fragment posthume, 1884, 25 [426] ; voir aussi fragment posthume, 1884, 27 [63].
-
[10]
F. Nietzsche, fragment posthume, 1884, 25 [520].
-
[11]
N. Burch, Revoir Hollywood, op. cit., p. 24.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
R. Gabert, « Corollaire de la nécessité absolue de la v.o. les sous-titres de film », Les Cahiers du cinéma, n° 16 (octobre 1952), p. 44. L’article nous explique qu’« un bon sous-titrage consent actuellement à laisser passer jusqu’à 90/95 % du dialogue original (s’il le mérite !). L’efficacité du sous-titrage enlève toute excuse à ces critiques qui osent parler d’un film d’après sa version doublée », l’auteur ajoutant qu’« il est évident que la critique d’un film doublé entre dans le domaine de la faute professionnelle (…) » (p. 44 ; c’est nous qui soulignons).
-
[14]
Sur le mépris des Cahiers comme de Positif vis-à-vis des films de Fisher, voir N. Stanzick, Dans les griffes de la Hammer, Paris, Scali, 2008, p. 79-80.
-
[15]
« Quelques réalisateurs trop admirés », Positif, n° 11 (septembre-octobre 1954).
-
[16]
Ibid., p. 49.
-
[17]
Ibid., p. 52.
-
[18]
Ibid., p. 49.
-
[19]
Ibid., p. 49
-
[20]
Ibid., p. 50 (citation des Cahiers n° 23).
-
[21]
Ibid., p. 53.
-
[22]
Voir aussi G. Gozlan sur Bazin et particulièrement l’analyse de la critique par Bazin des Plus belles années de notre vie, « Éloge de l’ambiguïté », op. cit., II, p. 31.
-
[23]
Voir les remarques préliminaires de G. Gozlan, « Éloge de l’ambiguïté », op. cit., I, p. 39.
-
[24]
J. Boullet, « Terence Fisher et la permanence des mythes », éditorial de Midi Minuit fantastique, n° 1 (mai-juin 1962), p. 1.
-
[25]
Ibid., op. cit., p. 4.
-
[26]
Qu’on voie l’utilisation des « je » dans l’article de Jean Boullet « Terence Fisher et la permanence des mythes », op. cit., p. 3.
-
[27]
Voir notre Esthétique musicale de Nietzsche, op. cit., Deuxième partie, chap. 2.
-
[28]
Voir L. Jullier, L’Écran post-moderne, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 78.
1 Il y a une question sur laquelle, jusqu’à présent, nous avons fait l’impasse : c’est celle du plaisir. Or la question de l’évaluation est d’abord celle du plaisir. L’évaluation trouve avant tout son origine dans le plaisir causé par la vision du film. Telle est en tout cas la conception la plus défendue lorsqu’on interroge quiconque sur les modalités et les sources de son évaluation des films et plus largement des œuvres d’art. Mais c’est aussi une thèse qui a été soutenue par des philosophes aussi éminents que Hume ou Kant.
2 Cette conception, Noël Carroll la balaye d’un revers de main. L’auteur distingue deux plans. Soit par exemple Le Führer en folie (P. Clair, 1974) et Son nom de Venise dans Calcutta désert (M. Duras, 1976). Voilà deux films que j’ai le droit d’aimer, comme il est tout à fait légitime de préférer le ketchup à la moutarde [1]. Ces deux films m’ont procuré un plaisir infini. C’est la sphère du goût, par définition subjective [2]. Mais il faut distinguer ce premier plan d’un second plan qui n’est plus subjectif mais objectif : ce n’est plus celui du goût, mais celui de l’appréciation ou de l’évaluation objective et normative, par lequel on confère au film une valeur [3] (j’affirme que Le Führer en folie est un bon film). Carroll établit donc une opposition absolue entre le sentiment esthétique et le jugement esthétique et, s’il fait valoir celui-ci et le comprend d’une manière par ailleurs très contestable, ainsi qu’on l’a vu, il récuse toute légitimité à celui-là. Il y a d’un côté le plaisir, mais qui n’a aucune importance, puisque, de l’autre côté, il y a « la question de l’évaluation objective [4] » qui n’y est absolument pas liée. Le plaisir, ici, apparaît donc comme un épiphénomène dont l’analyse philosophique n’a pas à tenir compte, car on aime tous des films ou des livres qui n’ont aucune valeur : « j’ai toujours eu un faible pour les romans d’Edgar Rice Burroughs, pourtant, entre nous, ils ne sont pas pour la plupart terribles [5] ». L’analyse que fait Carroll du spectateur est donc très simple : il y a d’un côté ses affects, mais de l’autre son intellect qui apprécie le film indépendamment de toute émotion ! Le philosophe, donc, est celui qui sait faire la part entre les deux, et qui sait mesurer la valeur du film à l’aune du travail de la froide intelligence. C’est d’ailleurs pour cette raison que la valeur relativement à laquelle s’effectue l’appréciation, chez Carroll, n’est pas le beau (et son corrélat le laid), mais le bon (et son corrélat le mauvais) [6]. Si le beau, selon Carroll, n’est rien d’autre que le plaisir subjectif, le bon est mesuré par le travail technique de l’intelligence qui détermine, qui compare et qui pèse en fonction de critères rigoureusement fondés (ou du moins prétendument tels).
3 Mais ne retombe-t-on pas ici dans l’antinomie du goût si bien décrite par Kant dans la Critique de la faculté de juger et qui résume la manière dont le problème du rapport à l’œuvre d’art a été posé depuis Platon ? Il faut en effet revenir à Kant pour bien saisir les données du problème. D’un côté, Carroll oppose le plaisir et l’appréciation, de sorte que les concepts même de « goût » ou de « jugement esthétique » n’ont aucun sens dans sa philosophie. Il parle pourtant bien d’appréciation : cette appréciation ne se fonde toutefois pas sur un « goût », c’est-à-dire sur un « plaisir », mais, d’une part, sur une connaissance théorique (la perfection du premier moment), et, d’autre part, sur une estimation morale (la valeur culturelle et sociale). En langage kantien, on dira qu’il ravale le jugement esthétique au rang d’un jugement de connaissance, puisqu’il ne fait pas droit au plaisir dans son irréductibilité. Contre cette conception intellectualiste (celle de Boileau), n’est-il pas légitime d’en appeler au sentiment, au plaisir à titre de critère de l’appréciation d’une œuvre d’art et donc d’un film ? Contre tout discours abstrait, le seul critère légitime n’est-il pas, plutôt que n’importe quel critère de jugement, l’émotion esthétique dans sa concrétude et son caractère inaliénable ?
4 De Platon à l’esthétique classique, ce qui est beau relève d’un jugement, d’une connaissance – donc d’une expertise. Mais n’est-ce pas se tromper sur le beau, c’est-à-dire ravaler le beau au rang du vrai et le plaisir esthétique à une forme de connaissance ?
5 C’est pourquoi Kant reconnaît l’apport considérable de Hume et donc de la philosophie empiriste dans la théorisation du jugement de goût. Si le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, si le beau est irréductible au vrai (comme au bon), c’est parce que le beau n’est pas un concept, c’est-à-dire qu’il ne relève pas d’un travail d’analyse par l’entendement de l’objet dont on dit qu’il est beau. Il relève du plaisir, et d’un plaisir immédiat, qui seul assure la spécificité du jugement du goût. Le beau, comme on dirait aujourd’hui, relève de l’affect ou de l’émotion pure. Dire que le plaisir est immédiat, ajoute Kant, c’est souligner qu’il n’est nullement médié par une quelconque connaissance. Une telle médiation, en effet, impliquerait la négation du jugement de goût, et derechef sa résorption dans le jugement de connaissance. Le fondement du jugement de goût est donc le plaisir comme unique critère légitime qui l’assure dans son autonomie.
6 Évidemment, Kant n’en reste pas là. Car il faut toutefois penser ce plaisir esthétique dans sa spécificité sans le ravaler au rang d’un plaisir subjectif au sens d’individuel, c’est-à-dire de relatif à chacun : cette fois contre Hume, il s’agit d’assurer l’universalité du jugement de goût – et donc le « bon goût » comme tel. C’est pourquoi Kant souligne que, en ce qui concerne le rapport entre le plaisir qu’on éprouve sans le dire et le jugement de goût par lequel on formule ou on verbalise ce plaisir (« ceci est beau »), on ne peut pas dire que l’un des deux précède l’autre. Ils sont concomitants du point de vue logique, impliqués l’un par l’autre. En effet, ce qui répugne le plus à Kant est la relativité. Si une critique du goût devient possible à un moment donné dans le système critique (puisqu’on se rappelle qu’elle ne l’était pas au moment de la Critique de la raison pure), c’est bien parce que le goût se révèle fondé sur un principe a priori qui en garantit l’universalité. Le beau, donc, est universel. C’est que, nous explique Kant, le sentiment de beau qu’on éprouve lorsqu’on voit une peinture aux rinceaux, qu’on lit un poème de Frédéric II ou bien qu’on écoute le chant des oiseaux, repose sur une harmonie entre nos facultés, très précisément entre notre imagination et notre entendement, qui entrent dans un libre jeu ou un accord spontané et indéterminé. Le beau qu’on éprouve ne repose sur rien d’autre que sur cette harmonie des facultés, raison pour laquelle on peut supposer que, de droit même si ce n’est pas le cas dans les faits, les mêmes objets devraient susciter chez tous les sujets, dans la mesure où ceux-ci sont tous constitués de la même façon, la même harmonie entre les facultés et, partant, le même sentiment du beau. C’est pourquoi l’universalité du beau n’est qu’une exigence émise par le sujet esthétique – et non pas un fait qu’on pourrait constater.
7 Tout le but de Kant est de sauvegarder le plaisir esthétique afin d’assurer le jugement de goût dans son irréductibilité. Mais, pour ce faire, il faut le penser dans sa spécificité, ce qui équivaut, chez Kant, à le définir comme ce libre jeu des facultés que je ressens sous la forme de ce que, précisément, on nomme le plaisir esthétique. L’entendement y intervient bien, mais à vide, sans concept, de sorte qu’il y a une intervention dans ce plaisir sensible d’une dimension intellectuelle (le sentiment esthétique n’est pas l’agréable, lequel relève de la sensation), mais sans que celle-ci produise quoi que ce soit (c’est-à-dire un concept : Kant répète qu’il n’y a pas de concept de beau ou bien qu’il n’y a pas de concept déterminé du beau, ce qui veut dire la même chose).
8 Néanmoins, c’est précisément cette thématisation du plaisir qui pose un problème. On voit bien que la définition du plaisir esthétique comme harmonie des facultés est très artificielle. Mais, surtout, elle repose sur un présupposé essentiel : l’isolation d’un plaisir préservé de toute contamination par la connaissance. Certes, l’élément intellectuel y intervient, mais à la manière d’une guest star, par exemple de Silvana Mangano dans Mort à Venise (L. Visconti, 1971), qui illumine de sa présence le film, mais sans rien dire. L’entendement, dit Kant, participe au plaisir, puisque celui-ci n’est rien d’autre que l’effet, dans le sujet, de la relation que cet entendement tisse avec l’imagination (laquelle équivaut ici à ce qu’il appelait intuition sensible ou sensibilité dans la Critique de la raison pure), mais sans qu’il produise un concept.
Figure 11. Silvana Mangano dans Mort à Venise, a le même rôle que l’entendement dans le plaisir esthétique selon Kant : elle passe, à titre de guest-star, et sans rien dire.
Figure 11. Silvana Mangano dans Mort à Venise, a le même rôle que l’entendement dans le plaisir esthétique selon Kant : elle passe, à titre de guest-star, et sans rien dire.
9 Le plaisir, chez Kant, apparaît comme une chose pleine d’elle-même qui, une fois qu’on la nomme, ne supporte rien d’autre qu’elle-même. Comme si le mot, une fois qu’il était dit, impliquait l’existence d’une chose qui lui corresponde et qui soit aussi différente des autres que le mot « plaisir » est différent du mot « connaissance ». Le plaisir est différent de la connaissance. Il y a bien deux mots, pourquoi pas deux choses, deux états ? Dans la Critique de la faculté de juger esthétique, le plaisir n’est défini par rien d’autre que par un certain rapport entre l’imagination et l’entendement. Soit, mais ce rapport spécifique n’en produit pas moins un état, le plaisir esthétique, qui correspond exactement au mot ou à l’expression chargés de le désigner : un état à part, dans son irréductibilité totale aux autres états. Un état qui ne renferme que lui-même, un plaisir esthétique qui n’est que plaisir esthétique, et qui ne renferme nulle connaissance ni nulle dimension volontaire.
10 On connaît la critique de Nietzsche, qui accuse systématiquement Kant, dès qu’il faut expliquer quelque chose, c’est-à-dire un « fait » (ici le plaisir), d’en appeler à des facultés ou des états mentaux posés comme existants sui generis par la vertu magique des mots qui permettent de les nommer [7]. Nietzsche, lorsqu’il analyse ce que signifie « comprendre une pensée », se demande si le fait de « comprendre », lorsque « je comprends » quelque chose, n’est pas en même temps aussi un « je veux » et un « je sens », de sorte qu’il n’est sans doute pas possible de distinguer trois « facultés », comprendre, sentir et vouloir, en dehors des spéculations philosophiques qui se donnent ce qu’il faut établir. Il est également probable que le plaisir, dans ce qu’on nomme « plaisir esthétique », renferme bien d’autres choses que le plaisir. Avoir du plaisir, éprouver du plaisir, voilà qui présuppose bien d’autres choses que ce plaisir lui-même, et dont ce plaisir n’est que la face la plus visible…
Nous pouvons nous reporter à Par delà bien et mal, § 16, où Nietzche explique qu’on parle de « penser » ou de « pensée » comme si la chose allait de soi et comme si le mot renvoyait à une réalité dans son irréductibilité : mais cela présuppose « qu’on a établi d’avance ce qu’il faut entendre par penser, et que je sais ce que c’est que penser. Car si je n’avais pas tranché la question par avance et pour mon compte, comment pourrais-je juger qu’il ne s’agit pas d’un vouloir ou d’un sentir ? » Voir aussi fragment posthume, 1880, 6 [238], et Le Gai savoir, § 333.
12 Si « comprendre » implique un sentir et un vouloir, c’est aussi le cas du « vouloir » : « La volonté m’apparaît comme une chose complexe, une chose qui n’a d’unité que le nom (…). De même que le sentir, et un sentir est multiple, est évidemment l’un des ingrédients de la volonté, celle-ci contient aussi un “penser”. Dans tout acte volontaire, il y a une pensée qui commande (…) [8] ». Et, ajoute Nietzsche, il y a même déjà dans le vouloir le début du mouvement du corps commençant à se tourner vers la réalisation du vouloir, donc l’esquisse de cette réalisation elle-même.
13 On comprend que, corrélativement, le sentiment de plaisir soit lui aussi mêlé de vouloir et de comprendre (« et un sentir est multiple »). Nietzsche insiste souvent sur le fait que tout plaisir renferme déjà une évaluation [9], ou que le sentiment de plaisir et de peine est fondé sur des jugements [10]. Du coup, ce n’est pas le plaisir qui est la base de l’évaluation, c’est le plaisir qui se fonde déjà, mais sans qu’on y prenne garde, sur une évaluation. En outre, on ne peut pas distinguer, dans l’appréhension d’une œuvre (une pièce musicale ou un film), deux étapes : d’abord ce que j’en comprends, ensuite comment je l’apprécie. Car toutes deux sont intimement mêlées et indissociables, simultanées : comprendre le film c’est aussi l’apprécier (ou non) ; l’apprécier est aussi en même temps le comprendre.
14 Bref, le sentiment en général et donc le sentiment esthétique en particulier ne peuvent pas être conçus comme le langage tend à nous les faire comprendre, à savoir comme des unités pleines d’elles-mêmes, pures, qui ne seraient mélangées à rien d’autre et ne contiendraient qu’elles-mêmes. Le sentiment esthétique n’est pas une unité insécable, il est déjà rempli de présuppositions relatives à ce qu’on attend, à ce qu’on veut et à ce qu’on comprend ou à ce qu’on s’attend à comprendre. Derrière le plaisir, ce qui commande le plaisir est un ensemble d’anticipations de sens, tout à fait informulées et inarticulées, mais qui n’en ordonnent pas moins le plaisir autour de ce qu’on attend en fonction d’un certain nombre de valeurs qui sont autant théoriques que morales et esthétiques, c’est-à-dire qui ont tout autant trait à ce qui est vrai qu’à ce qui est bien et qu’à ce qui est beau.
15 Le concept d’attente est fondamental. Lorsqu’on va au cinéma, on ne va pas au cinéma en général, on va voir un film, qu’on choisit à un moment donné, par exemple avant d’aller au cinéma ou bien au moment d’entrer dans la salle, lorsqu’on examine le programme. Autrement dit, on ne va pas au cinéma, on va voir un film. Mais ce qui fait qu’on va voir un film, c’est-à-dire un film particulier, celui-ci plutôt que les autres, est bien une estimation liée à un ensemble d’attentes qui déterminent ou anticipent déjà sur ce qu’on s’attend à voir. On pourra toujours dire qu’il y a des gens qui vont au cinéma sans choisir un film ou un genre, et qui y vont au hasard parce qu’ils aiment le cinéma en général. Néanmoins, il y a tout de même un choix. Aller dans un multiplexe sans choisir un film particulier, c’est toujours, du fait d’aller dans ce type de cinéma, attendre un certain type de film qui n’est pas celui qu’on verra dans un cinéma d’art et d’essai (on ne projette pas des films du type India Song ou L’Année dernière à Marienbad dans un multiplexe). Davantage, à l’intérieur d’un tel choix relativement large et indéterminé, mais qui n’en existe pas moins, il y a une autre attente, à savoir, du fait même de l’indétermination (relative) du choix, un certain désir d’être surpris. Reste que, en général, le choix est médié d’une manière plus précise. On choisit évidemment le film en fonction de plusieurs paramètres. Il y a bien sûr le genre : si le spectateur qui va voir La Féline (J. Tourneur, 1942) pensait y trouver quelque chose d’analogue à Certaines chattes n’aiment pas le mou (J.-P. Fougea, 1975), il risque fort d’être déçu, et il ne faut pas confondre Simone Simon avec Claudine Beccarie. Mais il y a également le réalisateur, les acteurs, ou même le producteur censé garantir la continuité d’un certain savoir-faire et d’un esprit (« le nouveau film des producteurs de Matrix »), le livre dont est tiré le film, le film original auquel peut se référer un nouveau film, soit à titre de remake, soit à titre de préquelle ou de séquelle. Il y a encore bien d’autres paramètres qui peuvent intervenir : le bien qu’en a dit un journal ou quelqu’un qu’on estime (ou le mal qu’en a dit un journal ou quelqu’un qu’on n’aime pas et dont on ne partage pas les goûts), la bande-annonce ou les photographies qui donnent le ton du film et dévoilent son monde et son ambiance, ou bien encore l’affiche qui elle aussi promet beaucoup. On pourrait évidemment classer socialement les spectateurs en fonction des paramètres qui sont pour eux les plus importants : « le nouveau film de Chuck Norris », « le nouveau Woody Allen », « le nouveau film des producteurs de Transformers » (M. Bay, 2007), « un film de Abbas Kiarostami », etc.
Figure 12. En 1935, déjà, le film est entouré par une publicité qui joue sur un horizon d’attente (ici l’affiche de La Fiancée de Frankenstein, la suite du Frankenstein réalisé par le même réalisateur quatre ans auparavant).
Figure 12. En 1935, déjà, le film est entouré par une publicité qui joue sur un horizon d’attente (ici l’affiche de La Fiancée de Frankenstein, la suite du Frankenstein réalisé par le même réalisateur quatre ans auparavant).
16 Par conséquent, le plaisir est bien déterminé par quelque chose qui est de l’ordre du remplissement d’une intention, au sens où il ne surgira que si ce qu’on voit est précisément conforme à nos attentes. Nietzsche, lorsqu’il démontait la prétendue unicité du plaisir, ne voulait pas dire autre chose.
17 On comprend l’intérêt de ce que dit Nietzsche. Étant donné qu’il insiste sur le fait que le plaisir est une réalité hétérogène, n’ayant qu’une impression d’immédiateté puisqu’il est médié par des anticipations de sens qui le fondent et le constituent comme tel, ce qu’il écrit est compatible avec les nouvelles disciplines qui se sont développées à la fin du xixe siècle, à savoir l’histoire, la psychologie et la sociologie. Ce n’est en revanche pas le cas de Kant, dont la position exclut par définition, c’est-à-dire du fait de l’immédiateté du plaisir esthétique, les thèses développées par la science historique, la psychologie et la sociologie.
18 Or, s’il y a quelque chose qu’on peut tenir pour établi et qu’une position comme celle de Kant, qui date certes de 1790, c’est-à-dire quasiment un siècle avant les textes de Nietzsche, ne pouvait pas anticiper, c’est que nos appréciations et donc notre plaisir sont conditionnés à la fois historiquement, psychologiquement, socialement et esthétiquement. Personne, aujourd’hui, ne soutiendrait la thèse d’une immédiateté du plaisir esthétique.
19 Les appréciations sont médiées historiquement. Il y a des types de jeux d’acteurs comme ceux du cinéma muet et par exemple de l’expressionnisme allemand qui peuvent paraître désuets, parce que les conventions ont changé. De même, il y a dans les vieux films des objets qui ont disparu et qui peuvent parfois même être difficiles à identifier. Il y a parfois des allusions à l’actualité qui n’ont plus la même pertinence quelque temps après. Mais il y a aussi les codes de la narration cinématographique qui se transforment : la caractérisation des personnages et la construction de l’intrigue ne sont plus les mêmes aujourd’hui que dans le cinéma classique hollywoodien.
20 Les appréciations sont médiées psychologiquement. De même que dans À la recherche du temps perdu, de Proust, il y a des choses et actes que le narrateur ne comprend pas la première fois et qu’il saisit seulement plus tard (le geste obscène de Gilberte quand il est enfant), il y a des films qu’on ne comprend que lorsqu’on a vécu quelque chose d’analogue, comme diront certains, ou que du moins on a été sensibilisé par quelque expérience au problème qu’ils posent et dont ils traitent. Davantage, il y a des films qu’on ne comprend pas à un moment donné, à côté desquels on passe, et qu’on redécouvre ultérieurement, dans la mesure où, tout simplement, on n’est pas disponible de la même façon à tous les moments du temps.
21 Les appréciations sont médiées socialement. On ne dira pas qu’il faut être noir pour être sensible au statut des porteurs de bagage dans Tarzan (W. S. Van Dyke, 1932) lorsque, au moment où ils sont attaqués par des animaux sauvages, les héros (blancs) n’ont d’intérêt que pour leurs malles, ni qu’il faille être homosexuel pour être attentif au sous-texte de Thé et sympathie, ni encore qu’il faille être une femme pour s’interroger sur le statut de la femme dans le woman’s film américain classique. Néanmoins, on remarquera que c’est le point de vue féministe qui a bouleversé la lecture du cinéma américain classique, mais aussi celui « de quelques homosexuels parlant de leur propre place [11] ». Conséquence : « on écrit depuis quelques années autrement sur ces films si longtemps objets d’un bavardage masculin et hétérosexuel qui occultait souvent l’essentiel [12] ». Les formules de Burch, certes, sont provocatrices, mais elles n’en touchent pas moins quelque chose de juste. Les textes cités de Delluc, Bazin ou Truffaut témoignent du fait que le discours dominant sur le cinéma a pu se laisser aller à des propos impliquant des valeurs bien douteuses. Plus largement, l’appréciation d’un film et donc le discours des critiques proviennent, non pas d’une raison pure désincarnée, mais d’un individu situé qui apprécie le film en fonction d’une certaine situation qui est sienne et le rend davantage sensible à un certain type de problèmes, à une certaine manière d’appréhender les choses et de construire (ou de déconstruire) un récit. L’appréciation d’un film est liée à un sujet concret, situé, en un mot un sujet social, c’est-à-dire divers.
22 La sociologie déterministe a développé l’idée selon laquelle le cinéma, telle la musique, agit comme un signe de reconnaissance de classe. L’apprentissage d’un instrument est aussi l’indice de l’appartenance à un milieu social, qui est lié à un certain goût musical et implique la connaissance au moins vague des grands compositeurs. Pratiquer un instrument, par exemple le violoncelle, et se familiariser avec les études de Dotzauer, Romberg, Offenbach, avec les Sonates de Bach et plus largement toute la littérature classique composée pour cet instrument, n’implique pas qu’on méprise les autres musiques, par exemple la variété. Mais cela permet toutefois d’établir une différence, quand bien même on affirme contre tout élitisme qu’il n’y a qu’une différence de degré, et qu’on fait ainsi savoir qu’on connaît aussi autre chose. Mais c’est également le cas du rapport au cinéma. N’oublions pas la provenance sociale des « jeunes Turcs » des Cahiers et la situation des cinémas du Quartier latin où se joue leur connaissance du cinéma. Leur apolitisme est un apolitisme de classe qui n’est rien d’autre, pourrait-on dire, que le luxe d’une jeunesse dorée. Il va de pair avec un autre signe de marquage social : celui du film étranger qu’on ne supporte qu’en version originale sous-titrée, à la manière de l’amateur de musique baroque qui ne supporte que les petits garçons dans les Cantates de Bach, même quand ils chantent mal, parce qu’à l’origine les parties de soprano n’y étaient effectivement pas chantées par les femmes. Un article des Cahiers d’octobre 1952, qui s’intitule « Corollaire de la nécessité absolue de la v.o. : les sous-titres de film », commence par cette proposition lourde de sens : « La critique moderne et le public évolué refusent désormais le pis-aller commode du doublage [13] ». Bref, pratiquer un certain type de cinéma dans certaines conditions est comme pratiquer un certain type de musique ou, plus largement avoir tel loisir ou telle activité sportive : cela situe et distingue socialement. À cette cinéphilie dorée pour laquelle les questions politiques et sociales, lorsqu’elles se posent, existent d’une manière toute abstraite qui nie la spécificité du politique comme tel et le dissout dans autre chose (Bazin), on opposera d’autres cinéphilies, par exemple celle qui surgit avec l’apparition du premier numéro de Midi Minuit fantastique en mai-juin 1962. Le nom du magazine renvoie au cinéma Midi Minuit, situé sur les grands boulevards et qui, tel « Le Brady », le seul de ces cinémas qui existe encore aujourd’hui, projetait essentiellement des films fantastiques et des films érotiques, deux genres ayant en commun d’être transgressifs.
23 Il y a donc d’un côté la cinéphilie du Paris du Quartier latin, celle des films parfois populaires mais tout de même d’auteur, celle des films en version originale sous-titrée, qui aime le cinéma américain de série A ou B, mais qui méprise le « cinéma bis » et donc le cinéma d’horreur, supportant à la limite quelques classiques des années trente, parce que la patine du temps leur a conféré une valeur (les films de Whale ou Browning). Mais, de l’autre côté, il y a une cinéphilie qui appartient à un tout autre monde : celui du Paris des Grands Boulevards, le Paris des pauvres, des prostituées qui tapinent à côté des cinémas fréquentés par des clochards qui vont s’y réchauffer et y dormir, où l’on passe des films en version française (voir encadré ci-dessous) : des films marginaux, bricolés et pas chers, qui vont du krimi au giallo en passant par les horror movies. Le premier numéro de Midi Minuit fantastique est consacré à Terence Fisher. Les articles du numéro encensent les films d’un réalisateur exécré par les revues dites sérieuses. En témoigne d’ailleurs, à la fin de la revue, les extraits de presse regroupés sous le titre « La presse cinématographique et Terence Fisher ». Un critique comme Jacques Siclier dénonce « les germes assez nocifs » qui peuvent troubler « certains esprits » (Radio-Cinéma Télévision). La critique de Gilbert Salachas, qui s’en prend à l’horreur gratuite des films de Fisher, qu’il juge proprement « scandaleuse », est du même acabit : elle se situe sur le plan moral. Mais les critiques d’Arts, de Cinéma ou des Cahiers du cinéma ne se situent pas sur ce terrain. Elles traitent les films de Fisher d’un point de vue esthétique, avec le grand mépris, celui du regard de haut en bas, qui observe ironiquement, et de loin, un cinéma populaire qui ressemble à tout sauf à du cinéma : « malgré le strangloscope [sic], seul le sommeil vous prend à la gorge » ; « médiocre » ; « dénué du plus élémentaire humour (…) et du moindre talent cinématographique » ; « La Malédiction des Pharaons (1959). Une momie ressuscitée sème la panique. Comment s’en débarrasser ? Le ridicule s’en charge », etc. Mais dire ceci ne suffit pas, il faut désormais examiner les types de discours de ces deux cinéphilies et montrer qu’ils ne se situent pas sur le même plan.
À notre connaissance, l’article « Les voix du rêve. Pour une réhabilitation du doublage », Ecran, n° 63 (novembre 1977), p. 41-45, est le premier article de ce genre dans une revue sérieuse. L’auteur, qui souligne que « les films doublés représentent 90 % des films étrangers exploités en France », fait valoir plusieurs arguments : 1) « s’il existe des versions postsynchronisées sabordées, certains sous-titrages ne valent guère mieux » ; 2) la technique est « bien au point, parfaitement adaptée », et la revue américaine Film Review souligne la grande qualité des doublages français (synchronisation, recherche d’une voix qui colle au personnage, d’un rythme et d’un jeu qui respectent les accents toniques de la langue du doublage, etc.) ; 3) la direction du doublage peut être effectuée par des gens talentueux tels André Maurois ou Marcel Achard (et on pense aussi à Michel Deville ou Pascale Ferran pour Kubrick) ; 4) il existe une tradition de postsynchronisation en studio dans un pays comme l’Italie, où l’on ne se soucie pas d’être synchrone, de sorte que le doublage aboutit à « un synchronisme meilleur que la bande originale ».
25 Le courant ouvert par Midi Minuit fantastique, qui trouvera ensuite son prolongement dans L’Écran fantastique et Mad Movies, se situe immédiatement dans le camp des minorités (du moins au moment où il apparaît : nous ne parlons pas ici du statut de cette cinéphilie-là aujourd’hui, c’est-à-dire à une époque où Mad Movies tire à plus d’exemplaires que Les Cahiers du cinéma). C’est en somme le « nègre » de la cinéphilie. Voilà qui signifie qu’il s’agit d’une tendance qui, à cette époque, doit se battre pour être reconnue comme telle, parce qu’elle ne part pas d’une situation où cette reconnaissance est une donnée, un point de départ. Lorsqu’on évoque les polémiques internes aux Cahiers (voir l’article de Bazin déjà cité, « Comment peut-on être hitchoco-hawksien ? ») ou bien les polémiques entre Les Cahiers et Positif, il ne s’agit pas de la même chose [14].
26 Dans l’article paru dans Positif à la fin de 1954, « Quelques réalisateurs trop admirés » [15], critique des goûts des Cahiers signée par l’ensemble de la rédaction, la chose apparaît clairement. On y reproche aux Cahiers de « chercher un “arrière-monde” [16] » pour justifier, par des « exégèses pata-métaphysiques [17] » des films américains qui sont honnêtes et académiques, voire médiocres (et ce qui vaut pour les films vaut pour les réalisateurs : Hawks, Hathaway, le Lang américain). Le discours des Cahiers n’est ni sérieux ni professionnel : les élucubrations qu’on y trouve témoignent « de son mépris pour toute analyse en termes de cinéma [18] ». Mais il est aussi critiqué pour son verbiage « destiné à donner au lecteur naïf un sentiment d’infériorité [19] ». En ce qui concerne Hawks, dont les Cahiers clament qu’il est « le seul qui sache nous proposer une morale [20] », Positif rappelle son conservatisme politique et sa misogynie ; de même pour Hathaway, « devenu en quelque sorte le metteur en scène de la police américaine [21] », etc. Lorsque des qualités plastiques sont reconnues à certaines œuvres ou à certains réalisateurs, la rédaction de Positif rétorque que cela ne fonde pas pour autant un style, et que, quand bien même le film est bien fait, le sous-texte social et politique véhicule une idéologie d’autant plus douteuse qu’elle est implicite et ne saute pas à l’œil immédiatement [22].
27 Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a un terrain commun à Positif et aux Cahiers à partir duquel s’effectue précisément cette critique. Dans les deux cas, on présuppose qu’il y a des bons films et des mauvais films, et l’on pense que la tâche du critique est de repérer ces bons films et d’en exhiber les qualités par une analyse interne. Le rôle de la critique est bien, en ce sens, celui de l’expertise et donc d’une expertise qui repose sur la mise au jour des véritables qualités esthétiques i.e. cinématographiques du film (il faut parler cinéma). La vision politique du cinéma de Positif, qui apparaît dans la critique faite aux Cahiers, et qui surgit d’une manière exemplaire dans le très long texte de Gozlan sur Bazin, certes signé par un seul homme, mais cautionné d’une manière explicite par la rédaction de la revue [23], a donc ses limites. Celles-ci apparaissent dans la thèse selon laquelle il existe malgré tout une autonomie de l’esthétique (i.e. des qualités proprement cinématographiques) et surtout une critique objective qui peut déterminer pourquoi tel film est un bon film.
28 S’il y a une communauté entre Positif et Les Cahiers, c’est la grande évidence selon laquelle il existe tout de même, malgré les différences, un cinéma indigne, un cinéma qui n’a de cinéma que le nom. C’est l’élitisme républicain appliqué à l’art, c’est la grande idée que tout ne se vaut pas. Voilà ce qu’il est très important de souligner, parce que Midi Minuit fantastique, par définition, ne peut pas se situer sur le même terrain (et même si certains lecteurs et mêmes certains collaborateurs peuvent être les mêmes). Il apparaît clairement que les auteurs qui écrivent dans Midi Minuit ont tout à fait conscience de leur statut illégitime, c’est-à-dire du fait que leur discours et les films qu’ils font valoir ne possèdent aucune légitimité de fait, car cette légitimité est à conquérir. Du coup, ce n’est pas le même type de discours qu’on tient, et ce n’est pas du même type d’évidence qu’on part. Alors que dans Les Cahiers ou Positif le ton est celui du dominant, qui sait ce dont il parle et qui dit ce qui va de soi, bref, celui du discours légitime, le discours de Midi Minuit fantastique part de sa dimension minoritaire pour affirmer son droit à exister dans la Cité à côté des autres. Par conséquent, il ne s’agit pas de dire qu’il y a un bon et un mauvais cinéma, puisque le bon a déjà gagné la partie. Il s’agit de dire que le mauvais n’est peut-être pas si mauvais que ça : un numéro sur Fisher ? Mais « n’était-il pas un metteur en scène de second ordre [24] » ? Et on lit aussitôt quelque chose qui dénote une acceptation de la vassalisation et, partant, l’intériorisation des critères du discours dominant : même si Fisher « n’a peut-être pas la génialité d’un Whale ou d’un Browning [25] », on ne peut pas nier toute valeur à ses films et il faut lui reconnaître un certain talent. La position occupée par Midi Minuit fantastique n’est donc pas du tout celle occupée par Les Cahiers et Positif. Cette position se situe d’abord comme marginale ou marginalisée, puisqu’elle admet que son goût est méprisé par les experts, c’est-à-dire ceux auxquels on reconnaît le goût, donc le bon goût. Mais c’est aussi pour cela que sa parole se situe dans un autre registre et qu’elle est liée à une autre cinéphilie (ou à l’affirmation d’une autre cinéphilie). On a souligné que, pour Positif comme pour Les Cahiers, il y a un discours authentique et légitime sur le cinéma. La cinéphilie qui apparaît dans Midi Minuit fantastique ne peut exister qu’en tentant de construire son lieu et de justifier sa présence à côté des autres. C’est pourquoi elle est intrinsèquement liée, contre tout discours élitiste et contre toute hiérarchisation, c’est-à-dire contre toute unicité du discours esthétique, à la reconnaissance du fait qu’il y a des discours multiples sur le cinéma tout aussi légitimes les uns que les autres. Le discours de cette minorité n’est pas à ses débuts un discours qui se donne comme un discours d’experts ; mais ce n’est pas non plus un discours politique (qui thématiserait son propre statut minoritaire comme tel). C’est un discours qui se donne comme un discours de fans, c’est-à-dire qui revendique sa subjectivité, non pas au sens personnel, mais au sens du groupe qui s’exprime à travers elle [26], et il équivaut simplement à l’affirmation d’un goût qui vaut autant que les autres, du simple fait qu’il existe et qu’il est partagé par une communauté jusque-là silencieuse, et qu’on n’a pas le droit de rejeter, sous prétexte d’autres valeurs et d’autres présupposés, dans le mauvais goût (voir encadré ci-dessous). Par là, c’est-à-dire en se donnant comme un discours de fan contre un discours de cinéphile, il naît et revendique sa légitimité en affirmant sa secondarité, ne serait-ce que parce qu’il ne conteste pas la légitimité du discours dominant. Il y a à notre sens une raison essentielle pour laquelle le discours de Midi Minuit fantastique, tout en voulant faire sa place, reconnaît toujours le discours dominant comme tel (et donc l’accepte, demandant simplement qu’on lui accorde, à côté et secondairement, le droit d’exister). C’est que jamais il ne pose la question du sens politique de l’esthétique dominante, indépendamment des deux variantes : une esthétique purement formaliste qu’on trouve dans les Cahiers jaunes, ou bien le mixte d’une conception formaliste et d’une conception politique proposé par Positif.
Il importe d’autant plus de souligner cette caractéristique que le discours de cette cinéphilie-là, aujourd’hui, a complètement changé. S’il s’agit d’un discours de fans, c’est-à-dire d’un discours moins froid, qui se veut moins objectivé que celui de Positif et des Cahiers (neutraliser l’émotion pour pouvoir tenir un discours critique), il n’en est pas moins aujourd’hui un discours d’experts : il y a des spécialistes non pas seulement du cinéma bis, mais des formes spécifiques qu’il prend dans l’histoire et dans le temps, spécialistes qui s’intéressent à la fois aux conditions externes de production du bis, mais aussi à ses caractéristiques stylistiques et thématiques. Qu’on voie le mépris des journalistes de Mad Movies pour tous les prétendus experts qui ignorent tout du film grindhouse duquel Tarantino et Rodriguez s’inspirent quand ils réalisent leur double feature, Boulevard de la mort (Q. Tarantino, 2007) et Planète terreur (R. Rodriguez, 2007) : « Car si ce festival [i.e. le festival de Cannes 2007 où était projeté Boulevard de la mort] devait recevoir une perle, ce serait assurément celle de la perle journalistique. (…) Parce qu’on n’a jamais lu ou entendu autant de conneries concernant le cinéma de genre. (…) Amalgame entre série B et série Z, dépréciation de certains interprètes (selon un journal dont on taira poliment le nom, Kurt Russell serait un abonné aux nanars !), incompréhension totale de l’univers grindhouse, digression sur le slasher à mourir de rire, bref, tout et n’importe quoi a été écrit sur le cinoche et les acteurs qu’on aime, ici, à Mad » (F. Fasulo, Editorial, Mad Movies, n° 198, juin 2007). Le discours de cette cinéphilie est aussi un discours politique, pour autant que, à l’aune de la vulgarisation de la sociologie qu’on trouve même dans ce courant musical qu’est le rap, il thématise le mépris dont il a été ou peut encore être l’objet.
30 Les appréciations ne sont pas seulement médiées historiquement, socialement, psychologiquement, elles sont médiées esthétiquement. Ce qui signifie qu’il y a, comme dit la critique, des films « difficiles » ou des films « exigeants » dans lesquels on entre progressivement, au moyen d’un apprentissage. Il y a des films qui demandent davantage d’apprentissage du regard et donc d’éducation esthétique que d’autres, et qui relèvent en outre d’un goût qu’on peut avoir ou ne pas avoir. En ce sens, c’est comme en musique. Si la musique populaire (i.e. la variété) plaît spontanément, parce qu’on peut l’identifier rapidement, retenir la mélodie et la fredonner à la première écoute, à cause de sa structure intentionnellement simple qui fait qu’on s’en souvient et qu’elle trotte dans la tête lorsqu’on l’a entendue une fois, la musique dite savante est quelque chose qui demande, sinon un effort, du moins une connaissance au sens minimal d’une familiarité. C’est en ce sens qu’on apprend à aimer la musique. On retrouve somme toute la même distinction d’usage dans le cinéma : d’un côté, le cinéma populaire, de l’autre, le cinéma d’auteur ou d’art et d’essai, c’est-à-dire le cinéma difficile (ou exigeant). Et, dans les deux cas, il existe une limite difficilement déterminable, puisque des œuvres et des auteurs occupent une place à la jonction des deux : en musique Mozart et par exemple La Flûte enchantée, œuvre composée pour un théâtre populaire de la banlieue de Vienne ; au cinéma Hitchcock ou les autres héros d’un cinéma susceptible de se concilier les faveurs des critiques élitistes et d’un public qui ne cherche qu’à se divertir et à passer un bon moment.
31 Outre que ces médiations sont liées les unes aux autres (la médiation esthétique est souvent l’indice, à titre de supplément culturel, d’un certain type de médiation sociale), plusieurs questions apparaissent.
32 On peut se demander si, sous couvert d’une expertise proprement esthétique, la théorie dite formaliste ne chercherait pas à justifier ses propres goûts et, au fond, à affirmer et asseoir son pouvoir (donc celui de sa classe). On a vu que l’argument essentiel sur lequel elle repose ne va pas de soi. Il est difficile, on l’a dit, de mettre en évidence un style dans sa spécificité (celui d’un film ou celui d’un réalisateur). Cela est d’abord dû au fait que la forme est indissociable du contenu, de sorte que le discours qui parle du style parle aussi et essentiellement d’autre chose, c’est-à-dire du contenu, comme en témoignent les analyses de films et, au premier chef, les analyses produites par Truffaut sur Hitchcock. En outre, ce style est soumis à certaines contraintes. Si le réalisateur filme l’arrivée d’un train dans une gare, comme l’écrit Laurent Jullier quelque part, il n’y a pas des manières infinies de filmer un tel événement. Il en va de même pour une discussion entre deux personnes qui sont face à face, où l’on peut seulement décliner d’une manière infinie le choix entre le plan qui garde les deux personnes dans le champ et/ou le champ-contrechamp, en variant l’échelle des plans et en jouant sur les possibilités des plans fixes, des mouvements de caméra et des raccords. Ces contraintes sont liées à la figuration. Mais il y a aussi d’autres contraintes ou plus exactement des obligations ou des normes qui peuvent être liées à certains codes qui ont pu être partagés à un moment donné. On dit toujours que Max Ophuls n’aime guère les gros plans. C’est vrai, mais, d’une part, il se plie, lorsqu’il tourne aux États-Unis, aux exigences du style classique américain, donc à la variation de l’échelle des plans. Quant au privilège du plan large, par exemple lorsqu’il filme deux personnes face à face, dans les films qui précèdent son départ aux U.S.A. ou bien dans ceux qu’il faits après son retour en France, on doit tout autant l’expliquer par un choix individuel que par un certain ancrage culturel, c’est-à-dire une manière de faire du cinéma en Allemagne depuis les années dix jusque dans le jeune cinéma allemand, en passant même par le cinéma nazi. De même, le style du cinéma hollywoodien classique repose sur un ensemble de conventions qu’on retrouve dans la majeure partie des films, et il est précisément fondé sur la transparence d’une narration qui rend d’autant plus difficile, sauf rares exceptions, de repérer un style.
33 Le premier problème est donc proprement descriptif. Il est celui, pour tout film ou pour tout réalisateur (du moins si on le promeut « auteur »), de repérer un style. On pourrait dire de certains réalisateurs que leur style est justement de ne pas en avoir. C’est précisément la thèse, pour ce qui est de la musique, que Nietzsche soutient à propos de Richard Wagner. Wagner n’a pas un style, particulier, identifiable, qu’on reconnaîtrait d’œuvre en œuvre, à la manière de celui de Mozart ou bien de Bach, avec des types de lignes mélodiques, des types d’accords ou d’enchaînements reconnaissables, un peu comme des tics qui formeraient une marque de fabrique, car son style varie d’un opéra à l’autre.
34 Grande adaptabilité !, souligne Nietzsche, par moments admiratif, mais aussi par moments inquiet, car la grande question, qui surgit au moment où il développe ces idées dans les fragments posthumes de 1874-1876 [27], est justement celle de savoir si Wagner est vraiment un musicien, c’est-à-dire un artiste, ou s’il n’est pas plutôt un histrion, un fabulateur, bref un usurpateur. Ce point est essentiel, car il nous permet, à propos du problème de l’appréciation, de rappeler quelque chose qui ne vaut pas seulement pour la musique, mais pour tous les arts et donc pour le cinéma. De La Naissance de la tragédie au Cas Wagner, donc des premiers aux derniers textes, la musique wagnérienne est un objet essentiel de l’analyse nietzschéenne. Cela passe évidemment par une description de cette musique, c’est-à-dire une thématisation de ses caractéristiques formelles. Comment les timbres, la mélodie, l’harmonie et le rythme s’organisent-ils dans Tristan ou dans L’Anneau du Nibelung ? Du début à la fin, ce sont les mêmes caractéristiques techniques que décrit Nietzsche lorsqu’il produit des analyses des opéras de Wagner : indétermination tonale engendrée par les notes de passages, par les modulations systématiques et le chromatisme, lutte contre la barre de mesure au moyen de l’utilisation successive ou simultanée du binaire et du ternaire, etc. Néanmoins, fait remarquable, ces mêmes caractéristiques sont, à un bout et à l’autre de la philosophie nietzschéenne, estimées ou évaluées de deux manières qui sont diamétralement opposées. Valorisées au début (La Naissance de la tragédie), parce qu’elles incarnent la quintessence de la musique et opèrent un retour à la tragédie grecque, réalisant la renaissance de la musique dionysiaque, elles se révèlent à la fin (Le Cas Wagner) l’expression d’une incapacité à construire un temps et un ordre musical, de sorte qu’elles sont le symptôme de la faiblesse romantique d’une Europe dont les forces sont épuisées. C’est donc simple, il suffit de changer le système de valeurs pour que ce qui est apprécié, d’un côté, puisse être déprécié, lorsqu’on passe de l’autre côté.
35 Le problème de l’appréciation d’un film est exactement le même. Une fois que j’ai repéré comment fonctionne un film, c’est-à-dire que j’ai produit une analyse technique de la manière dont fonctionnent les plans à l’intérieur d’une séquence et de l’enchaînement de ces séquences dans le tout, comme on le trouve dans certaines revues qui proposent un découpage des films (par exemple L’Avant-scène cinéma), qu’est-ce qui fonde, ensuite, la valeur spécifique de ce film c’est-à-dire des techniques employées ? On retombe toujours, dans la réflexion esthétique qui porte sur l’évaluation, sur le même problème : à savoir le fossé qui sépare la description technique de l’œuvre de l’estimation de la valeur de cette œuvre.
36 Soit Ludwig de Visconti (1972). Le film, qui décrit de la façon la plus objective ou plutôt extérieure la vie de Louis II, c’est-à-dire en évitant de prendre parti et surtout de faire un film psychologique, où l’on entrerait dans la tête du roi et où l’on accéderait à ses intentions, fonctionne sur l’addition de séquences qui ajoutent des déterminations, c’est-à-dire des actes et des situations jusqu’au dénouement attendu (la mort inexpliquée du roi après sa destitution). Ces séquences sont organisées en longs plans larges avec de lents travellings, des zooms et des longues focales. Ces longs plans larges ont pour fonction de faire vivre l’inessentiel, c’est-à-dire des petits gestes relevant de tout un cérémonial, essentiellement social, qui ne sert proprement à rien au sens où il ne fait nullement avancer la narration. Mais son sens et son utilité sont ailleurs. Ludwig est le substitut de l’adaptation du livre de Proust, À la recherche du temps perdu, écrite mais abandonnée. Tous les longs cérémonials de Ludwig, tous les lents travellings et tous ces codes de la représentation d’une société disparue ne sont rien d’autre qu’un équivalent cinématographique de la petite phrase proustienne, où l’image, comme le verbe, peut recréer un monde par sa simple force. Le lent travelling est d’abord le temps dans sa concrétude, c’est-à-dire la durée pure – ainsi que le soulignait déjà Bazin à propos du plan séquence dans le néoréalisme italien : une image concrète de la durée, contre le temps abstrait que nous le présente le film américain classique (voir p.ex. la chute de cheval dans Marnie, A. Hitchcock, 1964). Mais le lent travelling en plan large, c’est aussi, outre l’inscription de l’individu dans un temps, dans une durée, qui confère au moindre des gestes une épaisseur, l’inscription de ce même individu, Louis II, dans un monde, avec ses habitus, ses obligations et ses conventions (jusque dans les mouvements et dans un certain port de la tête des protagonistes lors des réceptions officielles). C’est d’ailleurs pourquoi Visconti ne rompt nullement avec ses œuvres néoréalistes : même si c’est autrement, Ludwig s’inscrit très fortement, du fait de la représentation de ces codes auxquels sont soumis les gestes et les paroles, dans le cinéma social. De même que tout Combray émerge de la tasse de thé, avec Françoise et ses asperges, Monsieur Legrandin, Madame Sazerat et son chien, c’est toute la Bavière d’avant l’unification de l’Allemagne qui émerge de l’image. Mais c’est aussi un temps perdu, certes retrouvé par l’image, mais déjà mort, que l’image retrouve : voilà aussi ce qu’indique la succession des plans larges et des travellings, du fait qu’ils présentent le monde diégétique comme une série de tableaux, interdisant par là même l’introduction du spectateur au sein de la diégèse (à la différence du découpage enveloppant du cinéma américain), ramenant l’image à son statut d’image, et rejetant le spectateur à l’extérieur comme lorsqu’il contemple une toile (l’utilisation de la longue focale accentuant l’aspect « tableau » du plan).
Figure 13. Ludwig de Visconti : ici le long plan large, équivalent de la petite phrase proustienne, a pour fonction de ressusciter un monde, avec ses habitus et ses conventions, dans lequel seul l’existence des personnages prend un sens. Voilà pourquoi il s’agit de cinéma social.
Figure 13. Ludwig de Visconti : ici le long plan large, équivalent de la petite phrase proustienne, a pour fonction de ressusciter un monde, avec ses habitus et ses conventions, dans lequel seul l’existence des personnages prend un sens. Voilà pourquoi il s’agit de cinéma social.
37 Conformément aux critères esthétiques mis en évidence plus haut, on dira que le film est réussi. Premièrement, on a un style, qui est d’abord celui du film, mais aussi celui de Visconti, puisqu’on reconnaît une manière de faire du cinéma qui était déjà celle du Guépard (1963) ou de Mort à Venise. Outre qu’on a aussi une thématique viscontienne (le temps qui passe, le rapport de la vie à l’art, la question sociale des classes et des genres), la mise en image, loin d’être formelle (gratuite), est bien ici la manière de communiquer certaines idées. Le zoom, comme le souligne Laurent Jullier à propos de Mort à Venise, sert ici aussi à se rapprocher de quelque chose comme on se rapproche d’un détail d’un tableau, et nous laisse encore à l’extérieur [28]. C’est aussi le cas des longs et lents travellings sur des détails du décor (à la manière d’un regard) ou même du changement de point au cours de la séquence (Elisabeth et Ludwig sur l’Ile-aux-roses) et du zoom.
38 Surgit désormais le second problème. On peut ne pas aimer Ludwig. On peut entendre les arguments, mais être réfractaire à ce type de cinéma. On pourra dire qu’un style ne se limite pas à l’emploi de quelques trucs techniques qu’après tout on peut tout à fait trouver ailleurs. On peut douter que l’utilisation certes systématique du travelling associé à un certain type de focale constitue un style proprement viscontien. On pourrait certes être plus précis et faire un inventaire des partis pris techniques de Visconti, dans ce film comme dans les autres. Mais cela ne nous avancerait pas plus et ne nous permettrait pas davantage de parler d’un style. Le problème est que le cinéma n’est pas la littérature. Dans la littérature, on crée un monde par le choix des mots et de leur organisation dans la phrase, et par l’agencement des phrases dans un tout plus vaste. Rien ne préexiste. Il n’y a aucune transcendance qui vient s’imposer et limiter les moyens, c’est-à-dire contraindre le style. Dans le film en revanche, il y a d’abord quelque chose et, ensuite, un nombre limité de procédés pour le filmer, du moins tant qu’on reste dans le registre du cinéma dominant, c’est-à-dire figuratif et narratif. De là la difficulté de parler d’un style, dans la mesure où ce style se réduit précisément aux paramètres déjà énoncés : choix du/des point(s) de vue et mouvement(s) de la caméra, des objectifs – c’est-à-dire un choix limité de moyens limités pour faire vivre une histoire (une transcendance) qui existe déjà. On en revient à l’idée selon laquelle il n’y a pas un nombre infini de manières pour filmer l’arrivée d’un train dans une gare ou bien deux individus qui parlent. Mais on en revient aussi au thème dont nous étions partis. La question est celle de l’émotion, du plaisir. Plutôt qu’un style, qu’une forme, le film est toujours un certain contenu, c’est-à-dire une histoire qui nous affecte. Qu’elle nous affecte à travers une certaine forme, voilà qui est vrai – comme est vraie la proposition que, sans doute, à travers une autre forme, c’est-à-dire mise en scène autrement, différemment, l’histoire pourrait ne pas nous affecter. Mais il n’en reste pas moins que c’est l’histoire qui nous affecte à travers sa forme – et jamais la forme toute seule. Pour être sensible à la forme, il faut alors sensible à l’histoire, aux thèmes, aux valeurs et aux présupposés qu’elle met en jeu, et aussi au monde qu’elle présente dans son ensemble. Néanmoins, puisqu’il est question d’affect, c’est encore au plaisir qu’on en revient. On pourra toujours m’expliquer l’intérêt d’un film, que je pourrai certes comprendre, mais cela ne me fera pas pour autant éprouver, si je ne l’aime pas, ce plaisir dont Kant soulignait, après Hume, qu’il faut le reconnaître comme l’élément irréductible de toute appréciation esthétique.
39 Le plaisir esthétique, comme le dit Nietzsche, n’est pas quelque chose d’univoque. Il est la synthèse de divers éléments et est indissociablement lié à nos intérêts et à nos attentes. Le plaisir esthétique n’est pas pur au sens de Kant, c’est-à-dire délié de nos valeurs et de notre connaissance.
40 Autrement dit, il apparaît au terme de cette analyse que lorsqu’on aime, on trouve toujours des arguments : on peut toujours produire une analyse pour justifier la valeur d’un film ou d’un type de film. C’est le problème qu’on a déjà rencontré avec Carroll (Glen ou Glenda) ou même avec Nietzsche dans son rapport avec Wagner. Il suffit de changer les paramètres à partir desquels on estime le film, la catégorie dans laquelle on l’insère et le système de valeurs à partir duquel on l’apprécie pour, soudain, lui conférer un nouveau relief et une nouvelle consistance. On peut donc complètement inverser la valeur d’un film dès qu’on le regarde différemment.
41 Par exemple, d’un certain point de vue qui est le point de vue dominant sur le cinéma, on peut considérer que les films de Philippe Clair constituent l’abîme du cinéma français comique des années soixante-dix : un scénario qui n’est qu’un prétexte avec un argument qui part en vrille, des thèmes douteux (Le Führer en folie), des gags ratés, des acteurs en roue libre surtout spécialisés dans le ringard (Galabru, Francis Blanche, Sim) ou véritablement étiquetés ringards (Topaloff, Daniel Derval) qu’on laisse improviser jusqu’à leurs limites (l’autiste Triboulet), une mise en scène plus qu’approximative, avec un sens du plan et du montage qui frôle l’amateurisme, etc.
42 Cependant, d’un autre côté, on peut très bien faire valoir ce cinéma, particulièrement aujourd’hui où il représente un type de films qu’on ne trouve plus, qu’on ne fait plus et qu’on ne peut plus faire, parce que le réalisateur ne trouverait plus de producteur pour le financer dans la mesure où le marché du film a changé et où l’exigence du politiquement correct interdirait certains thèmes ou certaines situations. Les films de Philippe Clair, en ce sens, sont représentatifs d’une époque où le cinéma français et même européen était beaucoup plus ouvert à des types de films différents – des films de Fellini, à propos desquels Bertrand Blier affirme dans une interview qu’aucun producteur ne les produirait plus aujourd’hui, de Salo (P. P. Pasolini, 1976) et Portier de nuit (L. Cavani, 1974) aux premiers Ruiz français, aux films de Robbe-Grillet, en passant par ceux de Syberberg ou Schroeter. Les films de Philippe Clair appartiennent à cette grande transgressivité du cinéma européen et donc du cinéma français des années soixante-dix, avant qu’advienne une certaine uniformisation de la qualité à partir des années quatre-vingt. Davantage de qualité certes, au sens de films bien faits, au niveau de la technique, des scénarios et des dialogues, mais aussi des films plus conventionnels et consensuels à tous les niveaux.
43 Mais on peut faire varier le point de vue. Un film raté n’est pas un bon film s’il est simplement mauvais (soit les films de Philippe Clair à partir de Tais-toi quand tu parles, 1981). Il faut qu’il soit totalement mauvais pour qu’il paraisse avoir été fait contre les critères du bon goût, contre les normes du film « bien fait », c’est-à-dire pour qu’il puisse devenir intéressant (les films de Clair de La Grande java, 1970, à Rodriguez au pays des merguez, 1980). C’est cet irrespect fondamental des contenus et des formes qui fait toute la grandeur de Philippe Clair, qu’on ne trouve pas chez Max Pecas, Richard Balducci, Michel Gérard ou Robert Thomas. Chez Clair, la transgression des codes du film comique les plus élémentaires finit par aboutir, lorsqu’elle est poussée à bout, à de purs moments de magie : des instants de total non-sens et d’absurdité complètement jouissifs. Le film devient un grand « n’importe quoi » où ce qui va suivre est proprement imprévisible, où les objets sont détournés de leur fonction habituelle et les symboles de leur signification. Si l’on peut faire un rapprochement entre Philippe Clair et Godard, c’est au sens où Ed Wood (T. Burton, 1994) fait un rapprochement entre Orson Welles et Ed Wood, en imaginant une rencontre qui n’a jamais eu lieu, mais qui a pour fonction de les mettre sur le même plan, donc de faire de Wood un cinéaste. Non seulement leur amour du cinéma est identique, mais il y a chez eux une même transgression des codes et du récit, une subversion profonde des règles du cinéma dominant au sein de films proprement modernistes. Dans les deux cas, on aboutit à mettre en évidence, en creux, le cinéma dominant comme code et idéologie.
44 Les films de Philippe Clair, parce qu’ils ne respectent rien, sont une charge contre toutes les formes de pouvoir : l’armée et les guerres coloniales (à une époque où la guerre d’Algérie était toujours officiellement considérée comme une pacification), la consommation et le libéralisme, les religions – mais aussi les couples, les amoureux, les femmes, les gros, les homosexuels, bref toutes les formes de différences. On pourrait croire que ce cinéma est extrêmement réactionnaire, machiste et intolérant. Si ce n’est pas le cas, c’est parce qu’il n’y a même plus de différence puisqu’il n’y a plus d’identité : plus d’homme, au sens normatif, qui serait la contre-valeur face à la femme bête et frivole, plus d’hétérosexuel comme contre-valeur de l’homosexuel, plus d’amitié face à l’amour. Rien n’est pris au sérieux, tout explose dans le traitement au second degré qui lamine absolument tout. Néanmoins, ce qui est godardien est de faire surgir tous les comportements et toutes les situations comme des clichés en les réduisant à deux ou trois traits (ce n’est plus la réalité qui est l’objet de la représentation, mais la représentation elle-même) – et plus exactement, chez Philippe Clair, comme des caricatures et comme des pathologies, illustrant par là même ce que Butler thématise au moyen du concept de « parodie » (la représentation de la société devient par là même critique sociale). Du coup, si la folle est une pathologie, au même titre que l’intellectuel autiste et névrotique, ou que la femme, c’est le cas de tout le monde : les hétéros, les ouvriers, les sportifs, les politiques…
45 Et si ce n’est pas nihiliste ni poujadiste, c’est parce que la charge féroce ne relève pas de la condamnation et n’est nullement entachée par le mépris. Elle repose sur la bonne humeur (c’est la vie qui, ici, s’introduit dans le film), sur le plaisir pur de la comédie, c’est-à-dire de la représentation revendiquée comme telle (absolument rien n’est sérieux). Le film, n’étant que représentation, peut bien tout se permettre et doit tout se permettre : telle est la règle qui est peut-être la seule à normer les films de Philippe Clair.
46 On comprend l’idée. Il est légitime de préférer aux films qui respectent et répètent inlassablement les mêmes codes convenus au niveau du contenu et de la forme ces non-films qui produisent un autre type de cinéma, surtout lorsque cela fonctionne et que Philippe Clair parvient à un profond délire (les moments de grâce qui surgissent au terme de l’accumulation de gags éculés et d’une progression bien lourde, et qui les rendent rétroactivement nécessaires).
47 On voit bien qu’il suffit de modifier les critères pour changer le regard, et pouvoir légitimement soutenir l’intérêt de certains films ou certains réalisateurs méprisés. L’exemple de Philippe Clair est d’autant plus intéressant qu’il n’a pas été réhabilité comme ont pu l’être les réalisateurs d’un cinéma bis italien qui avait longtemps été considéré avec le plus grand mépris (Lucio Fulci, Sergio Corbucci). Mais, en même temps, ces réalisateurs ne travaillent pas dans le(s) même(s) genre(s). Le comique, auquel ils ont peu touché (Corbucci) ou pas du tout (Fulci), est sans doute un genre où il est plus difficile de faire des films qui soient reconnus (on retrouve ici le problème de la hiérarchie des genres).
Mise en ligne 13/04/2022
Notes
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[1]
N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 196.
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[2]
Ibid., p. 196.
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[3]
Ibid., p. 194 (le passage de « j’aime Le Führer en folie » à « Le Führer en folie est un beau film » est décrit comme le passage d’un « compte rendu subjectif d’amusement » à « la question de l’évaluation objective »).
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[4]
N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 194.
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[5]
Ibid., p. 195.
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[6]
Ibid., p. 195.
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[7]
Voir p. ex. F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 11, ou fragment posthume, 1884, 26 [461]. Sur tout ce qui suit, voir notre Nietzsche héritier de Kant, Paris, Ellipses, 2015.
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[8]
F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 19 (voir aussi le texte préparatoire : fragment posthume, 1885, 38 [8]).
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[9]
F. Nietzsche, fragment posthume, 1884, 25 [426] ; voir aussi fragment posthume, 1884, 27 [63].
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[10]
F. Nietzsche, fragment posthume, 1884, 25 [520].
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[11]
N. Burch, Revoir Hollywood, op. cit., p. 24.
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[12]
Ibid.
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[13]
R. Gabert, « Corollaire de la nécessité absolue de la v.o. les sous-titres de film », Les Cahiers du cinéma, n° 16 (octobre 1952), p. 44. L’article nous explique qu’« un bon sous-titrage consent actuellement à laisser passer jusqu’à 90/95 % du dialogue original (s’il le mérite !). L’efficacité du sous-titrage enlève toute excuse à ces critiques qui osent parler d’un film d’après sa version doublée », l’auteur ajoutant qu’« il est évident que la critique d’un film doublé entre dans le domaine de la faute professionnelle (…) » (p. 44 ; c’est nous qui soulignons).
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[14]
Sur le mépris des Cahiers comme de Positif vis-à-vis des films de Fisher, voir N. Stanzick, Dans les griffes de la Hammer, Paris, Scali, 2008, p. 79-80.
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[15]
« Quelques réalisateurs trop admirés », Positif, n° 11 (septembre-octobre 1954).
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[16]
Ibid., p. 49.
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[17]
Ibid., p. 52.
-
[18]
Ibid., p. 49.
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[19]
Ibid., p. 49
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[20]
Ibid., p. 50 (citation des Cahiers n° 23).
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[21]
Ibid., p. 53.
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[22]
Voir aussi G. Gozlan sur Bazin et particulièrement l’analyse de la critique par Bazin des Plus belles années de notre vie, « Éloge de l’ambiguïté », op. cit., II, p. 31.
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[23]
Voir les remarques préliminaires de G. Gozlan, « Éloge de l’ambiguïté », op. cit., I, p. 39.
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[24]
J. Boullet, « Terence Fisher et la permanence des mythes », éditorial de Midi Minuit fantastique, n° 1 (mai-juin 1962), p. 1.
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[25]
Ibid., op. cit., p. 4.
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[26]
Qu’on voie l’utilisation des « je » dans l’article de Jean Boullet « Terence Fisher et la permanence des mythes », op. cit., p. 3.
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[27]
Voir notre Esthétique musicale de Nietzsche, op. cit., Deuxième partie, chap. 2.
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[28]
Voir L. Jullier, L’Écran post-moderne, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 78.